samedi 23 janvier 2010

22 janvier - shianti shianti




Réveillé tôt, mes comparses dormant encore, je m’en vais prendre un bon café bien serré dans ce miniscule et vert bistro que j’affectionne. Assis en face de mois, un homme - un occidental - relativement jeune, face émaciée, joues creusées, peu de cheveux, roux, barbe de 3 jours. Nous buvons notre potion en silence l’un en face de l’autre. Je ne sais comment ni pourquoi je lui adresse la parole en anglais. Très vite j’apprends qu’il est belge et nous continuons donc la conversation en français. Je passe plus d’une heure avec lui. Il me raconte l’essentiel de sa vie d’ex-junkie et les ravages causés en lui par l’acide. Et bien d’autres choses. Il a tout quitté pour passer plusieurs mois en Inde, dans une authentique quête de paix mais il en est encore si loin. Je lui laisse quelques noms et adresses de contact, à Paris (où il travaillait) et à Bruxelles car il doit bientôt rentrer en Europe.

Je rentre à la guesthouse fort ému par son histoire. Je décide de ne rien faire. J’enfile un bermuda, je m’installe sur la terrasse face à la ronde formée d’un côté par les façades enfilées des temples et, de l’autre, les montagnes. J’ouvre ma chemise. Bain de soleil. 1h, 2h , je ne sais pas (j’ai perdu mes 2 montres cet été). Je laisse peu à peu tout pénétrer en moi.


taches jaunes et rouges sur les marches, enturbanées par un nuage bruissant de pigeons gris

le chien noir éternel profite allongé de l’ombre éternelle d’une toiture

Une longue couverture vert pomme pend de sa fenêtre d’arabesques turquoises, bercée par l’air qui vibre

Le vent m’amène le chant du brahmane

Lentes ablutions du sari orange reflétées par l’eau immobile et brune

“la rose est sans pourquoi” (angelus silesius)

“Je me contenterai du meilleur” (oscar wilde)


Les masses millénaires des montagnes découpent l’azur et les coupoles les regardent

Comment ne plus être un touriste consommateur de paysages divertissants ?

Rien ici n’est chaos. Tout est fluidité, imperceptible mobilité, spirituelle volupté

Les cendres de Gandhi sont à mes pieds

Une flaque de boutons de roses rouges poussée par la brise dans le coin d’un bassin

Vivre un paysage et se laisser être assis (la position dominante ici).

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Vers midi, je tente de retrouver mes amis. En chemin, comme hier, je suis rejoint par mes 2 petits amis de la caste bhopa, leur sourire, leur amitié. L’un d’eux me prend la main et ne la quitte pas.


Nous passons en revue la plupart des restaurants à terrasses en étage mais nous ne trouvons pas mes amis. J’ai faim. Ils me guident vers un petit resto qui n’a absolument rien de touristique. Cuisine sur feu qui stimule l’appétit. Un indien mi-nu est allongé sur un banc métallique, dans la toute petite salle de l’étage, ouverte, où nous nous installons. Plus tard, il dégustera son plat assis sur son banc comme un oiseau sur une branche.


Je comprends que mes jeunes amis ont faim ... je me laisse leur offrir de quoi se rassasier mais ils se montrent très peu gourmands. C’est moi qui insiste. Nous parlons, rions. Arrive les plats. J’ai commandé pour moi un thali. Aussi simple que savoureux, comme préparé à la maison. Un membre de leur caste, lui aussi musicien, d’environ 25 ans, nous rejoint, son instrument à la main. Je lui offre un thali à lui aussi. Il propose de me jouer un peu de sa musique ; au bout de quelques accords, il entame un “frère jacques” ... Je le prends en photo. Je lui demande de jouer l’air qu’il préfère, celui qu’il joue lorsqu’il ne joue que pour lui-même : “Cobra’s song” - mais je n’ai pas saisi la signification. Très beau. Au cours du repas, le cuistot vient nous resservir à plusieurs reprises avec sa louche. Vient le moment de nous quitter. Le repas, pour 4, ne m’a pas coûté 2 euros et nous avons mangé à satiété. C’était bonheur de voir manger mes jeunes amis. Nous nous quittons et je leur donne rendez-vous vers 16h30 pour un tchaï.


Je retourne à l’autre bout de la “main street”, vers la place où j’ai fait hier les portraits dans les boutiques ; je dois régler le problème technique du transfert des photos. Après concertation avec les uns et les autres, nous optons pour le CD car l’envoi par e-mail est trop long.

On m’explique que Pushkar étant une ville internationale, nombreux sont les commerçants - surtout les jeunes - à posséder une adresse mail. Ici comme à Dehli, l’accès à l’Internet est partout ainsi qu’aux téléphones fixes.

Je bois un nouveau café toujours aussi fort.

Il est déjà l’heure du tchaï. Mais je n’ai pas eu le temps de graver les CD ; je signale à mes amis, rejoints par leur père - si beau visage brun, presque noir et barbe grise, au regard si profond et chaleureux, paternel - je leur signale que je n’ai pas le temps pour le tchaï, je me sens trop de choses à faire .... mais ils arrivent à me convaincre de boire le tchaï et pour me garantir qu’ils n’attendent pas de moi que je leur offre, c’est eux qui m’invitent.

Le père me rejoue un très beau morceau. Pour lui aussi c’est la crise ; l’assèchement du lac amène moins de touristes et de pélerins. Il me montre ses chaussures complètement ravagées; il n’a pas l’argent pour s’en racheter. Nous nous donnons rendez-vous demain à 10h, même lieu, car je suis invité à aller prendre des photos dans le village du désert où ils résident, à 10 minutes à pied de pushkar.

A peine sorti, et mes 2 jeunes compagnons toujours avec moi, une gitane locale saisit ma main et sans avoir le temps de réagir commence à y peinturlurer un hana. Je ne tente pas de résister, je sais que je vais encore me faire avoir. Je préfère me laisser faire et voir où cela nous mènera. Je n’ai pas d’a priori contre ce genre de personnes. D’abord en plein soleil, puis à l’ombre au fond d’une autre taverne, ma gitane fait son office ; les 2 faces d’une main, le dos de la seconde. Elle est accompagnée de sa soeur qui porte un magnifique bébé. Je demande à pouvoir le photographier. Je n’ai jamais vu un aussi beau moufflet. Des yeux ... Les gitanes, ici, demandent au touristes 200 roupies pour leur donner le droit de prendre 1 photo (elles sont habillées en couleurs, saris et piercings locaux et jouent les modèles). Mais elle me laisse prendre autant de photos que je veux de son bébé ; et me suggère d’épouser sa soeur. Je décline gentiment. Elle finit par m’appeler “my brother” et m’offre un petit bracelet en cadeau. Là aussi, et sans l’avoir demandé, je m’en tire en payant le strict minimum (le prix officiel demandé par les gitanes pour ce type de peinturlurette va du triple au quintuple et elle insiste gravement pour que je ne révèle à personne combien elle m’a demané). Elle me demande et me propose de venir les photographier chez elles, dansantes. Je remets à plus tard, j’ai besoin d’y réfléchir. De temps à autres, je laisse mes 2 compagnons faire des photos. C’est plus fort que moi, j’ai confiance en eux.

Je quitte mon petit monde avec les mains badigeonnées d’arabesques orangées (pas très réussi mais qu’importe) ; je cherchais un contact avec ce type de personnes ; j’ai parlé franchement “business” avec ma gitane mais avec beaucoup de paix. OK pour pour une paire d’heures de shooting de danses gitanes, mais le prix sera convenu d’avance, et je payerai peu ... car je leur renvoie les photos en échange.

Je m’arrête en chemin dans la boutique des 2 jeunes stylistes rencontrés dans le bus sleeper ; tchaï et clopes, très “friendly”. J’apprends de nouvelles choses sur la vie économique en Inde (et effectivement, on est loin, très loin des complications labyrinthiques et tracasseries administratives à la française).

Aucune agitation ici, jamais, aucun affairement. Les boutiquiers saluent le touriste à chaque passage mais sans empressement. Durant l’après-midi, à l’entrée d’un escalier descendant vers les bassins, j’ai voulu prendre en photo un petit bassin où nageaient religieusement des dizaines de boutons de roses rouges et jaunes, et les mains de celui qui les préparait : “100 roupies for one picture”, me dit-il presque cyniquement. Je décline poliment. Comment payer pour une photo de boutons de roses ?

Je reviens à la guesthouse où je retrouve mes amis. Flor prend son bain de soleil sur la terrasse, Amin fait une sieste (il est environ 17h). Un ami de Flor nous rejoint, un Français vieux baroudeur de l’Inde et s’intéressant surtout aux antiquités. Ils partent de leur côté et Amin et moi entamons une longue conversation que nous reprendrons, à plusieurs reprises, jusqu’à très tard dans la nuit.

Entre eux, les divers groupes de “gitans” ne s’apprécient pas forcément. Struggle for life, ici comme ailleurs. Même certains brahmanes tentent de vous attirer dans l’un de leur temple pour une puja (cérémonie de prière) qui s’achève par le versement d’une coquette somme (m’a-t-on raconté). Mieux vaut se renseigner avant d’aller dans un temple ; c’est le bouche à oreille et la recommandation qui fonctionnent le mieux. Les voyageurs, ici, ne cessent d’échanger leurs expériences. Et au fur et à mesure où, résidant un peu longuement dans même quartier, l’on s’y fait des relations locales, on apprends les choses bonnes à savoir - qui fréquenter, où aller, qui éviter. C’est pourquoi l’Inde est un pays où une seule chose est nécessaire : avoir du temps.

Vers 18h, Amin et moi allons ensemble boire un lassi (sorte de milkshake indien mais épicé et agrémenté d’autres morceaux de légumes, fruits, cacahuètes). Un délice de fraîcheur (j’ai opté pour un mango lassi dont je prends le temps de savourer longuement chaque cuiellerée). A une boutique où Amin cherche une chemise, je discute quelques minutes avec un Anglais traversant l’Inde à moto pour y faire des photos.

Flor nous contacte par téléphone pour les rejoindre, lui et son copain ; au hasard de l’une de leur rencontre, ils nous ont trouvé un resto très sympa et original pour le dîner. Effectivement ... terrasse branchée (mood ibiza), vue sur lac, groupe de “drumers” dont les rythmes syncopés affolent le public jeune, international et toujours plus nombreux. Quelques indiens aussi. Nous mangeons à la romaine, assis/couchés. L’ambiance s’échauffe, les corps se trémoussent (le mien aussi, j’aime trop le rythme). Et, ô surprise, dans la cité sainte où l’absinthe et les oeufs sont interdits, je vois circuler les bouteilles de bière. Aucun interdit ne fait long feu. Cette soirée me ramène 25 ans en arrière mais hier est encore aujourd’hui. Après les drums, un occidental indianisé en sari blanc a sorti la guitare et en avant ... Ne manque que le feu de camp. Ambiance festive mais bon enfant ; ça fumette dans tous les coins.

Nous rentrons à la guesthouse. Nous croisons ça et là des groupes de vaches et chiens mêlés le museau fouinant de gros tas d’ordures à même la rue. Etrange dans cette ville si propre en journée (mais cela est peut-être fait exprès pour eux ?) - on ne cesse d’y passer le balais. Des femmes sont dévolues à cette tâche, et voilées. A quel prix?


Nous achevons tous les 3 cette soirée assis sur la terrasse de la guesthouse, face au lac asséché, ses temples, ses rares lumières, ses montagnes. Conversation politique, religieuse, métaphysique. La nuit est légèrement fraîche mais pas froide ; il a fait chaud le jour.

J’achève ma journée à peu près comme je l’ai commencée. Je me plonge dans le silence nocturne d’où me parviennent aboiements, chants, cris d’oiseau. Immobilité absolue de toute forme et lumière. Allongé sur le dos, j’admire la voûte étoilée. Ciel et air limpides du matin au soir. Tout est clean. Shianti.


Incredible India ... et demain sera encore un tout autre jour ( et je ne peux rien vous dire des rencontres que je fais en coulisses depuis Delhi, car c’est une autre histoire. Imprevisible India).

Connaissez-vous le mot “serendipity”?

Il était trop tard pour passer par un internet café - shianti, shianti, ... ici le slow life est la règle et je m’en imprègne. Si loin de Delhi ; si loin aussi du métro parisien et ses visages éteints. En Inde le temps est le seul luxe, la seule vraie nécessité. Le temps doit être à la mesure de l’espace pour que l’espace révèle tous ses secrets. (il est tard, je fais ce que je peux).

Pushkar est une ville-monastère (1000 temples et là chaque temple, minuscule ou grand, ses coupoles, ses ogives, ses couleurs, ses façades parfois décrépies, leurs dentelles de stuc et de pierre répartis sur toute la superficie de cette petite ville ; les petits cerfs-volants accrochés ça et là ; des dizaines de vaches errantes ; tous ses boutiquiers, artisans, tranquillement assis à ne rien faire ou presque (en apparence du moins car la ville est entourée par des dizaines de petites “fabriques”) - sinon à vous donner du “anamasté” (bonjour). Même eux sont imprégné par l’esprit des lieux ...

Autant l’apocalyptique Main Bazar de Delhi m’a plongé dans le vertige de la frénésie du struggle for life, autant le calme immobile de Pushkar chatouille des abîmes métaphysiques.

Je goûte dans ma chambrette bleue turquoise, sous mon ventilateur et au soin des mouettes (?) les dernières minutes de ce jour une nouvelle fois étonnant. Et ces regards, toujours ... ces yeux ... et ces mélanges d’encens et d’urines (PS : en raison des vaches en liberté, j’ai marché hier où il ne fallait pas, 3 minutes après avoir acheté ma paire de tongs) ; permanente coexistence des contraires et si naturelle. La beauté du site seule suffit, avec la cordialité de tant de ses habitants. Les visages de mes deux petits compagnons ...

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Un morceau de temple illuminé se contemple immobile dans une marre lisse et obscure. Jusqu’à la fin du temps.



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